III

« C’est un démon, celui-là.

— Indubitablement », acquiesça Sir George qui, debout près de Walter Skinnet, regardait Seamus McNeely et le grand étalon noir comme charbon.

Ils se tenaient dans une autre caverne faite de cet alliage étincelant couleur de bronze. D’une certaine façon, les Anglais commençaient à s’accoutumer à leur nouveau « foyer ». En d’autres circonstances, comme par exemple dans ce vaste compartiment, l’immense vaisseau ne leur semblait que plus irréel.

Sir George n’avait aucun moyen de s’en assurer, mais il en était venu à soupçonner les dimensions des entrailles du titanesque vaisseau du bouffon/diablotin de n’être pas fixes. Ça semblait absurde, pourtant ils avaient eu amplement la preuve que leurs ravisseurs étaient capables d’altérer et de modifier des sections entières de son intérieur. Les chaises qui avaient poussé du pont lors de la première réunion de ce qui était devenu par la suite le Conseil du baron leur avaient d’abord fait l’effet d’un impossible prodige, mais, depuis ce jour, de constants sujets d’émerveillement avaient fini par émousser l’admiration des Anglais. Ces merveilles ne leur semblaient pas moins prodigieuses, mais dorénavant familières.

Comme les « écuries », par exemple. Sir George savait que le vaisseau n’abritait aucun secteur aménagé pour loger des chevaux avant que le bouffon/diablotin n’eût consenti à fournir des montures aux Anglais. Ces êtres-là n’en auraient pas eu l’usage. En outre, l’avorton et la voix de ténor d’Ordinateur avaient consacré près de trois heures à lui arracher la description d’une écurie convenable. C’eût été parfaitement inutile s’ils avaient déjà disposé de ces informations.

Pourtant, quand on avait enfin embarqué les montures (le cerveau de Sir George avait alors éludé toute pensée relative au prix qu’il en avait coûté au manoir dont ils provenaient), les écuries les attendaient déjà, prêtes et installées. De vastes écuries, plus vastes que celles qu’il aurait imaginées, et flanquées d’une aire d’entraînement de près de trois acres, et tout cela au cœur de l’immense vaisseau. Rien n’indiquait, quand on balayait du regard cette caverne stable, qu’elle eût jamais présenté un autre aspect ni servi un autre objectif.

Bien sûr, les écuries n’étaient pas la seule partie du vaisseau à avoir été remodelée pour un autre usage. En dépit de tout le mépris désinvolte dans lequel le bouffon/diablotin tenait ostensiblement ses captifs, il leur avait alloué des merveilles en matière de confort, sans même avoir lui-même conscience, visiblement, de leur nature prodigieuse. Dont « Ordinateur ». Sir George n’avait toujours aucune idée de l’identité exacte d’Ordinateur, mais il le soupçonnait d’être capable de s’acquitter de tâches encore plus nombreuses et complexes que celles qu’il lui avait vu remplir jusque-là. Bien qu’il fît consciencieusement l’effort de s’en abstenir, le baron était tenté de voir en lui un familier du bouffon/diablotin. Malgré tous les aspects « magiques » de leur vaisseau prison, le comportement de l’avorton et ses constantes références aux « espèces avancées » et à leur « technologie » avaient convaincu Sir George que ce qu’il avait sous les yeux ne devait rien à la magie, mais bien plutôt à un développement des arts mécaniques surpassant de très loin les capacités actuelles des hommes. Ce qui ne signifiait pas pour autant que ce développement serait toujours hors de portée de l’humanité, encore que le « commandant » parût aussi hermétique à cette éventualité… qu’à ses conséquences potentielles. Si avancés que fussent les arts du bouffon/diablotin, il était aussi arrogant et stupide que tous les Français que Sir George avait rencontrés. Il faisait sans doute entièrement confiance à l’invincibilité de ses appareils et à la vigilance de ses hommes dragons, mais seul un imbécile aurait montré un mépris aussi flagrant pour les soldats qui le servaient, quelle que fût leur provenance.

Cette arrogance ne transparaissait nulle part plus clairement que dans le mélange de menaces et corruption dont il usait pour parvenir à ses fins. Les menaces s’étaient suffisamment concrétisées lors du meurtre de Sir John Denmore ; la carotte avait mis plus longtemps à pointer le museau, mais elle était à sa façon aussi impressionnante que les menaces, et Ordinateur en faisait partie.

C’était Ordinateur qui les avait guidés pendant leur « traitement » et, exactement comme la voix du démon, la sienne parvenait à toutes les oreilles, où qu’elles fussent dans le vaisseau. Mais, à la différence du bouffon/diablotin – ou, par le fait, des mufles verruqueux et des hommes dragons, qui n’avaient jusque-là prononcé aucune parole humainement audible –, Ordinateur écoutait aussi. Il suffisait de prononcer son nom pour qu’il entende et réponde, où qu’on soit et à tout moment. Ordinateur ne semblait pas non plus se soucier de l’identité de celui qui l’interpellait, car il répondait aussi promptement au plus jeune des apprentis qu’à Sir George lui-même. Et, quel qu’il fût, Ordinateur faisait étalage d’un bizarre mélange de dédain, pareil à celui que manifestait l’avorton pour les Anglais, et d’une disposition à les informer et les instruire, en faisant preuve d’une patience apparemment infinie.

C’était Ordinateur qui leur avait appris à invoquer quelques-unes des nombreuses facettes prodigieuses de leurs quartiers, toutes parties intégrantes de la carotte brandie par l’avorton. Et, malgré lui, Sir George devait reconnaître que cette carotte avait ses attraits. Le roi Édouard lui-même n’aurait pas disposé des luxes innombrables que le bouffon/diablotin, Ordinateur et le vaisseau où ils étaient emprisonnés prodiguaient à tous les hommes de Sir George, même au plus roturier. En vérité, leurs quartiers étaient sans doute étroits, mais chacun de ses officiers, même ceux qui n’avaient ni épouse ni concubine, disposait de son petit compartiment personnel. Les vulgaires soldats et la – relativement réduite – poignée de civils se débrouillaient avec leur baraquement commun, mais même ces baraquements offraient d’incroyables aménagements tels que l’eau courante chaude et froide, les tables et les chaises qui émergeaient du pont ou y disparaissaient sur commande, et la vapeur blanche revigorante – tout cela disponible sur une simple requête adressée à Ordinateur.

Il y avait toutefois des limites à ce qu’Ordinateur était prêt à expliquer. Il réagissait toujours à l’appel de son nom, mais, trop souvent, la phrase « Cette information n’est pas accessible à votre niveau d’accréditation » était sa seule réponse. Il avait manifestement reçu l’ordre d’interdire aux Anglais d’apprendre tout ce qui leur aurait permis de découvrir la véritable nature de la mystérieuse guilde du bouffon/diablotin, leur destination et le sort qui leur serait finalement réservé. C’était un ordre auquel il obéissait assidûment, bien qu’il eût laissé échapper, à plusieurs occasions, quelques bribes d’information.

D’une certaine façon, il devenait de plus en plus difficile aux Anglais de se rappeler l’époque où ils ne se trouvaient pas encore à bord du stupéfiant vaisseau du bouffon/diablotin. S’il fallait en croire Ordinateur – et Sir George voyait mal pourquoi il prendrait la peine de mentir quand, ainsi qu’il l’avait amplement démontré, il pouvait tout simplement refuser de leur répondre –, le vaisseau voyageait entre les étoiles alors même que Skinnet et lui s’entretenaient. L’idée d’un tel voyage flirtait un peu trop dangereusement avec l’hérésie, sinon avec le blasphème, pour le confort moral de Sir George, mais sa conception de la réalité tendait à gagner en élasticité. Il n’avait guère le choix, au demeurant : il fallait s’adapter ou succomber à la démence, et il avait trop de responsabilités pour se le permettre. D’autant que Matilda ne le lui aurait jamais pardonné, se persuada-t-il en souriant en son for intérieur.

Ce sourire se dissipa lentement pendant qu’il observait McNeely et l’étalon. Ils n’auraient su dire avec précision depuis combien de temps ils se trouvaient à bord du vaisseau de l’avorton, car il n’y avait ni lune ni soleil, ni nuit ni jour. Il ne faisait jamais complètement noir dans les couloirs et les corridors de la section de ce vaisseau stupéfiant réservée à Sir George et ses gens, mais l’éclairage diminuait de manière régulière, plus ou moins en fonction, apparemment, de la longueur d’un jour normal. On ne disposait cependant d’aucun moyen de s’en assurer avec certitude, et c’était encore une autre facette de l’interminable théorie de problèmes dont devait s’inquiéter le baron. Ordinateur ne voyait manifestement aucune raison de tenir pour eux le compte de l’écoulement du temps et, sans calendrier ni aucun autre instrument permettant de savoir si leurs « journées » correspondaient à celles du monde qu’ils avaient toujours connu, il leur était impossible de préciser quand tombait la fête de tel ou tel saint, Noël ou Pâques, ni même d’affirmer qu’on était un dimanche ou un jour ouvré.

Le père Timothy étant le seul prêtre ordonné à bord, il avait porté le problème à l’attention de Sir George. Il avait eu la sagesse, fort heureusement, de le faire en tête à tête, et Sir George, Matilda et lui avaient pu en débattre entre eux avant qu’un tiers n’en ait pris conscience. À la fin, Timothy s’était vu confier une autre responsabilité : celle de calendrier officiel.

« Nous ne pouvons que faire de notre mieux en tant que mortels, avait finalement déclaré Sir George. Dieu comprend certainement les difficultés qu’il nous faut affronter et il nous accordera assurément des indulgences. Privés d’aurore et de crépuscule, nous ne sommes pas en mesure de compter les jours correctement, et il nous faut bien fixer dimanches et jours fériés en fonction de notre compte imprécis.

— Je ne peux pas dire que cela me plaise, monseigneur, répondit pesamment le père Timothy, mais pas non plus que je distingue d’autres choix. Et, comme vous dites, dans son infinie miséricorde, Dieu nous pardonnera si jamais nous errons.

— Certainement, convint Matilda. Mais je redoute que nos gens ne réagissent… piètrement quand ils prendront enfin conscience de ce que ça implique. Quelques-uns peinent déjà grandement à admettre, quoi qu’on leur dise, que les mufles verruqueux et les hommes dragons soient véritablement des mortels et pas des démons.

— De sorte qu’il me semble particulièrement important de faire front uni en l’occurrence, répliqua son époux en hochant la tête. Il faut nous assurer que Sir Richard, Sir Anthony et tous les autres officiers supérieurs en seront avisés et prêts à adopter la même position que nous quand nous l’annoncerons.

— Ainsi que ceux d’entre nous qui ne sont pas des soldats, ajouta pensivement Matilda. Il me semble que je devrais en discuter d’abord avec dame Margaret. Sir Bryan n’est pas notre chevalier de plus haut rang, mais sa dame a l’esprit pondéré, et les autres s’adressent déjà autant qu’à elle qu’à moi-même pour demander avis et conseils.

— Très bon choix, madame, approuva le père Timothy. Et je compte prendre Tom Westman à part. »

Sir George opina. Westman était leur maître forgeron et un habile artisan, hautement respecté par les gens du commun.

« Il serait sans doute préférable de souligner que les dates fixées par notre sainte mère l’Église pour les jours fériés ont été modifiées de temps à autre pour correspondre à notre actuelle conception du calendrier, suggéra Matilda au bout d’un instant. Nous n’avons pas de conciles d’évêques pour nous aider, mais Dieu nous guidera certainement et armera notre foi, maintenant que nous nous retrouvons contraints de fixer nous-mêmes nos saintes dates.

— Du moment que personne ne me soupçonne de vouloir usurper l’autorité de Rome ! déclara le père Timothy avec un ricanement légèrement embarrassé.

— Nul ne vous accusera d’usurper quoi que ce soit, Timothy, répondit Sir George. Il me semble toutefois qu’il vous faut accepter que vous êtes désormais pour nous ce qui ressemble de plus près à un évêque ou un archevêque.

— Je ne peux pas me prévaloir d’une telle autorité, monseigneur !

— Je n’ai pas dit non plus que vous le deviez, déclara calmement Sir George. Mais, que vous vous en prévaliez ou non, vous êtes ce qui s’en rapproche le plus et tous nos gens, nobles ou roturiers, verront désormais en vous leur directeur de conscience. » Il eut pour son mentor un sourire compatissant et tendit le bras pour poser la main sur une épaule massive tandis que le prêtre lui glissait un regard gêné. « Allons, Timothy ! N’est-ce pas vous qui avez appris à certain jouvenceau que nul homme ne devait tourner le dos à la tâche que le Seigneur lui confiait ? Et au moins avez-vous cela pour vous… Dieu reste présent, toujours avec nous, et vous pouvez toujours Lui demander conseil. Ma propre situation est moins confortable, car je crains fort qu’il me faudrait, pour consulter le roi et son conseil, plus de temps que celui dont nous disposons !

— Comme vous voudrez, monseigneur ! » avait répondu le père Timothy et, s’il continuait à nourrir de gros doutes quant à l’autorité qu’on lui avait conférée, rien dans son attitude ne le trahit quand fut enfin soulevée la question des jours saints. En dépit du front uni présenté par les chefs, nombre de leurs gens restaient mal à l’aise et Sir George en avait conscience. Mais ce n’était qu’une source de malaise parmi tant d’autres et, somme toute, la plupart ressentaient un grand soulagement à la perspective de se décharger de ce fardeau particulier pour le remettre entre les mains capables du père Timothy, surtout lorsqu’il fut enfin en mesure d’établir un cycle régulier de messes « dominicales ». Peu importait qu’il s’agît des bons « dimanches » du moment qu’un jour était déclaré tel, et tous embrassèrent bientôt dévotement la rassurante tradition de leur foi.

Expliquer au bouffon/diablotin pourquoi ils avaient besoin d’établir et sanctifier un compartiment spécial afin d’en faire la sainte église de Dieu se révéla moins difficultueux que ne l’avait prévu Sir George. L’avorton avait accédé à la requête sans masquer son léger mépris pour cette « superstition primitive », mais on ne pouvait que s’attendre à une telle réaction. Quoi qu’il en fût, elle correspondait en tout point à son comportement habituel et Sir George se demandait parfois si ces bizarres créatures qu’étaient les mufles verruqueux, les hommes lézards et le bouffon/diablotin avaient une âme dont il leur fallait s’inquiéter.

Là encore, c’était un problème qui concernait plutôt le père Timothy et ne tracassait pas le baron outre mesure. D’autant qu’il en avait beaucoup d’autres à résoudre, dont celui qui l’amenait ce jour-là à retrouver Skinnet.

« Je sais que vous appréciez la combativité chez vos chevaux, monseigneur, venait d’affirmer le vétéran blanchi sous le harnais, et je n’ai jamais connu meilleur cavalier. Cela dit, ajouta-t-il avec la faible lueur d’un sourire dans le regard, j’en ai connu qui vous valaient et certains d’entre eux, maintenant que j’y repense, se plaignaient du manque d’“ardeur” de leur destrier !

— Je te l’accorde assurément, admit Sir George.

— Et c’est également vrai de Seamus », insista Skinnet en désignant d’un coup de menton l’entraîneur au crâne dégarni qui s’essayait à monter l’étalon.

Seamus McNeely, l’Irlandais à qui Sir George avait bien des années plus tôt confié la gestion de ses écuries, travaillait avec la plus grande prudence, et le baron réprima un sourire en l’observant. Seamus avait commencé sa carrière à six ans en tant que garçon d’écurie. Ça remontait déjà à quarante ans et les particularités équines qu’il n’avait pas rencontrées durant cette période se comptaient sur les doigts d’une main. À voir le comportement qu’il adoptait avec ce cheval spécifique, il crevait les yeux qu’une sonnette d’alarme tintait dans le cerveau de cet homme expérimenté.

« Si vous voulez bien me pardonner mes paroles, monseigneur, reprit Skinnet avec toute l’obstination hésitante que pouvait s’autoriser un vieux lieutenant, vous feriez mieux de ne pas vous en approcher. Ou de le faire châtrer.

— Non, répondit fermement Sir George.

— Si vous ne le faites pas couper, alors faites-en un étalon. Ce qu’on dit, que seul un imbécile monterait un étalon entier, n’est sans doute pas toujours vrai, mais celui-ci… (le cavalier chevronné secoua la tête) tuera sûrement quelqu’un un jour, prédit-il d’une voix lugubre. Vous verrez si je n’ai pas raison !

— Tant qu’il s’agit de la personne idoine, je n’ai pas d’objections, répliqua doucement Sir George. Et, quand ma vie est en jeu, j’aime autant avoir sous moi un destrier fougueux.

— Je n’en disconviens pas, concéda Skinnet. Mais il y a fougue et il y a pure méchanceté toxique, et c’est de cela que regorge ce démon.

— Peut-être et peut-être pas. Nous verrons ce qu’en dira Seamus au bout d’un ou deux jours.

— Avec tout le respect que je vous dois, monseigneur, si vous l’ordonniez, Seamus McNeely affirmerait que le soleil se lève à l’ouest, lâcha le massif vétéran en ponctuant ses paroles d’un bref gloussement avant de secouer de nouveau la tête. Non, ce serait injuste envers ce vieux Seamus. Il ne dirait pas seulement que le soleil se lève à l’ouest, il ferait des pieds et des mains pour l’y contraindre.

— Et il y parviendrait si je lui en donnais l’ordre », répliqua Sir George du tac au tac avec un mince sourire. Skinnet s’esclaffa mais son rire fut bref, son visage redevint très grave et il secoua encore la tête.

« Très bien, monseigneur, très bien. Mais, si ce démon vous brise la nuque, aucun de nous ne trouvera ça drôle ! Ce serait déjà assez navrant si ça se produisait en France, mais ici et maintenant… ?

— Je garderai vos paroles en tête, Walter, affirma Sir George au terme d’un long silence. Mais, si je dois conduire et commander au combat, alors je conduirai et commanderai, serait-ce en chevauchant Satan en personne !

— Ah ? Eh bien, si c’est Satan que vous cherchiez, monseigneur, je crois que vous venez de le trouver. »

 

« Quels progrès avez-vous accomplis dans l’entraînement de vos bêtes ? »

Debout de l’autre côté de la même table de cristal, Sir George faisait face au bouffon/diablotin. La salle où trônait cette table avait changé depuis sa dernière visite. Les murs étaient d’un vert sombre apaisant et, juste derrière l’avorton, l’espace avait pris l’apparence, incroyablement réaliste, d’une forêt touffue et ombreuse. Les arbres et la broussaille luxuriante du sous-bois, parsemée de fleurs brillamment colorées, cramoisies ou mordorées, ne ressemblaient à rien de ce que Sir George avait connu jusque-là. Les feuilles des arbres, longues, délicates, évoquaient des mains à sept doigts, et les troncs étaient recouverts d’une écorce pareille à la douce fourrure d’un chat. Celles des buissons semblaient des poignards, presque noires et veinées de rouge, et, pendant qu’il les observait, de menues créatures insouciantes s’approchèrent un peu trop près de l’une d’elles. Le buisson tout entier se courba et frémit comme sous une brusque et violente bourrasque, puis ses rameaux bondirent.

C’est le seul mot qui vint à l’esprit de Sir George : les rameaux bondirent et frappèrent en s’abattant, en même temps que leurs feuilles pointaient vers l’intérieur comme les dagues auxquelles elles ressemblaient tant, et la proie du buisson poussa un glapissement de douleur aigu tandis que des ronces semblables à des hameçons s’emparaient d’elle pour la dilacérer. Le buisson cingla l’air et tressauta encore quelques instants puis tout s’apaisa de nouveau.

« Quels progrès avez-vous accomplis dans l’entraînement de vos bêtes ? » répéta le bouffon/diablotin, et Sir George arracha son regard à la frondaison.

« De bons progrès, commandant, répondit-il. Certaines ne sont pas vraiment adaptées au combat sur le terrain, mais nous disposons d’assez de montures pour deux cents hommes d’armes. Je préférerais poursuivre l’entraînement avec eux, mais je m’estime en grande partie satisfait de ce que nous avons déjà réalisé.

— Je suis heureux de l’apprendre, déclara l’avorton. Nous avons déjà passé trop de temps à la moitié de notre puissance. Nous nous verrons contraints d’opérer à quatre-vingt-quinze pour cent de celle-ci pour le reste du voyage afin de rattraper le temps perdu. Cela pourrait entraîner des risques supplémentaires pour le vaisseau et tout ce qui se trouve à son bord, et nous devons commencer sur-le-champ. Si nous attendions plus longtemps, le niveau de puissance et les facteurs de risque atteindraient des niveaux intolérables.

— Je suis navré de vous avoir retardé, affirma très hypocritement le baron. Mais le temps que nous avons consacré à cet entraînement était nécessaire. Sans lui, nous n’aurions pas donné notre pleine efficacité au combat.

— J’en suis conscient. Et si je n’étais pas convaincu de cette réalité, vous seriez déjà mort », laissa tomber l’avorton de sa voix flûtée.

Sir George se tut. Même s’il l’avait voulu, il n’aurait rien trouvé à ajouter, et il préférait de toute manière s’abstenir.

Les trois yeux du bouffon/diablotin l’observèrent encore quelques secondes puis ses oreilles se tendirent de façon infime.

« Vous serez placés en stase d’impulsion phasique, vos gens, vos chevaux et vous, apprit-il au baron. Lors de votre première expérience, cela risque de provoquer un peu de panique, surtout parmi des primitifs tels que vous. Il sera de votre responsabilité et de celle de vos officiers de maintenir l’ordre durant le processus et après votre réveil.

— Ordinateur et vous avez déjà fait allusion à cette… stase, répondit Sir George de sa voix la plus tempérée. Ni mes officiers ni moi ne savons exactement ce que ce mot recouvre, ni même de quoi il retourne. Si nous devons “maintenir l’ordre durant le processus”, quelques éclaircissements seraient les bienvenus. »

S’ensuivit un long silence, comme si l’avorton réfléchissait à ce que venait de dire le baron. Puis il reprit la parole de la même voix flûtée et dépourvue d’inflexions qu’émettait l’appareil chargé de la traduction.

« Les êtres vivants ne peuvent pas survivre à la tension physique qu’exerce sur leur organisme un champ d’impulsion phasique fonctionnant à une puissance excédant cinquante pour cent. C’est une conséquence inévitable des voyages effectués à une vitesse supraluminique. Pour protéger équipage et passagers des dangers conséquents, nous devons les placer en stase. Votre langage grossier et votre conception primitive du monde ne disposent pas des outils qui permettraient de réellement vous expliquer ce processus. Toutefois, vous pourriez comparer cela à un profond sommeil dont vous ne vous réveilleriez qu’arrivé à destination.

— Un sommeil ? » Sir George fixa l’avorton en dissimulant soigneusement son scepticisme puis jeta un regard vers les hommes dragons qui montaient derrière lui, constamment silencieux et impassibles, une garde vigilante.

Malgré lui, le baron éprouvait une réelle fascination pour les hommes dragons. Au cours des longues semaines qui s’étaient écoulées depuis que lui et les siens se trouvaient à bord de ce vaisseau prison, les mufles verruqueux avaient peu à peu formé une entité au moins partiellement connue. Ils avaient un langage – une sorte de langage, tout du moins – mais de toute évidence pauvre et maladroit, essentiellement composé de grognements et de grondements émaillés de quelques chuintements. Contrairement aux humains et aux hommes dragons, ils ne portaient pas un vêtement d’une seule pièce, mais de lourdes tuniques hérissées de pointes métalliques, évoquant quasiment des gilets de cuir… et, à la différence des hommes également, ils étaient autorisés à s’équiper d’armes. Depuis l’activation de l’« impulsion phasique » dont ne cessait de parler l’avorton, nul ne les avait vus revêtus d’une armure proprement dite, ni munis de la hache qui semblait être leur arme habituelle, sauf en présence du bouffon/diablotin ou d’un autre membre de l’équipage. Mais plusieurs d’entre eux brandissaient une lourde matraque – quasiment une masse d’armes – partout où ils allaient. Ils s’étaient alignés le long des cloisons de la salle d’exercice la première fois où les archers de Sir George avaient eu la permission de pratiquer le tir avec leurs longbows. En dépit des protestations écœurées des archers, leurs traits étaient privés de pointe, ce qui, de l’avis de Sir George, aurait dû suffire à rendre parfaitement superfétatoire la présence aussi ostensible de gardes, mais le bouffon/diablotin ne partageait sûrement pas son opinion.

Les mufles verruqueux avaient fait de plus fréquentes apparitions dans la section du navire réservée aux Anglais, surtout quand les soldats s’exerçaient au tir de ces flèches d’entraînement émoussées qu’Ordinateur leur avait livrées dans cette intention. Leur fonction était manifestement d’intimider et de maintenir l’ordre, mais ils n’y réussissaient que partiellement. Nul n’était assez stupide pour croire que ces êtres, visiblement vigoureux et coriaces, feraient des adversaires faciles, mais les soldats anglais ne se laissaient pas non plus facilement intimider. Tout comme Sir George, ses soldats semblaient persuadés qu’ils auraient pu triompher aisément des mufles verruqueux si le besoin s’en était fait sentir.

Bien entendu, la tentative se révélerait indubitablement fatale à longue échéance, car, aux yeux du bouffon/diablotin, les mufles verruqueux autorisés à pénétrer dans le secteur humain n’étaient jamais que des gourdins qu’on pouvait sacrifier. Ils n’étaient même pas capables d’actionner ces portes qui s’ouvraient et se refermaient si inopinément, à moins que l’avorton ou l’un de ceux de son équipage ne s’en chargeât. Et, quoi qu’ils fussent par ailleurs, aucun d’eux n’était regardé comme un membre à part entière de cet équipage, y compris par eux-mêmes.

Et certainement pas par Sir George. Une flagrante hiérarchie des conditions régnait au sein des occupants du vaisseau, et le statut des mufles verruqueux n’était guère supérieur à celui de molosses dressés… c’est-à-dire considérablement plus élevé que celui dont jouissaient les humains. Le baron n’avait croisé que peu de membres réels de l’équipage, et il n’aurait pu affirmer qu’il s’agissait d’une petite fraction de la totalité de cet équipage ou s’il était invraisemblablement trop réduit pour un vaisseau aussi colossal. Il aurait volontiers opté pour la première de ces explications si, administrée tant par Ordinateur que par l’avorton, la démonstration désinvolte de ce qu’un individu isolé pouvait accomplir avec l’assistance de la « technologie » ne l’avait convaincu du contraire.

La plupart de ceux qu’il avait croisés n’étaient d’ailleurs ni des mufles verruqueux ni des hommes dragons mais des êtres, très grands et grêles d’aspect, appartenant à une quatrième espèce. Leurs jambes étaient trop longues pour leur taille, et Sir George restait persuadé que les chaises qu’on leur avait fournies pour son premier Conseil avaient été conçues pour s’adapter à leur anatomie.

Le seul autre spécimen de l’espèce du bouffon/diablotin qu’avaient croisé les Anglais jusque-là était le Chirurgien. C’était manifestement le second du vaisseau. Ordinateur l’appelait parfois le « médecin de bord », mais il était très différent des praticiens humains. Il ne se servait d’aucun des instruments avec lesquels Sir George ne s’était que par trop familiarisé à travers son expérience de soldat. Il se fiait plutôt à d’autres appareils mystérieux aux lumières clignotantes et au bourdonnement occasionnel (quand ils n’émettaient pas une tonalité musicale) qui, parfois, donnaient l’impression d’être capables de porter cet énorme vaisseau lui-même au point d’explosion. Ce qu’ils faisaient exactement restait bien entendu un mystère, une autre des énigmes que leurs ravisseurs n’avaient nullement l’intention de leur révéler ; Dickon Yardley, le médecin en chef de Sir George, n’avait pas été en mesure d’apporter la moindre réponse. En dépit de l’ignorance où ils étaient tenus de ce que faisait précisément le Chirurgien, tous les Anglais – hommes, femmes et enfants – avaient été convoqués dans la salle qu’Ordinateur appelait « l’infirmerie », pour y être soumis à ses palpations, examens et auscultations.

D’une certaine façon, que le Chirurgien ne fût pas humain avait rendu ces auscultations moins pénibles, mais elles n’en constituaient pas moins une rude épreuve pour la plupart des Anglais. Sir George avait trouvé sa propre expérience assez humiliante pour souhaiter passionnément qu’on l’autorisât à accompagner Matilda, ou à tout le moins Edward, quand leur tour était venu. Ça ne lui avait pas été permis, toutefois, et ce n’était peut-être pas plus mal. Matilda avait montré une réticence particulièrement acharnée à discuter de sa visite à l’infirmerie, mais elle en avait assez dit pour faire comprendre à Sir George qu’en dépit de toutes les menaces il n’aurait pas supporté de voir le Chirurgien la palper et la malaxer.

Cela dit, il devait reconnaître que les soins du Chirurgien, assortis des règles d’hygiène draconiennes qu’Ordinateur et lui leur avaient enfoncées dans le crâne, avaient accompli une sorte de miracle. Pour la première fois de toute son expérience de soldat, on ne signalait aucun cas de maladie dans la compagnie. Pas un seul. Ni grippe, ni fièvre, pas même un simple rhume. Rien.

Cela seul aurait suffi à rendre le Chirurgien tolérable.

Pourtant, ses rares occasions de croiser d’autres matelots avaient encore renforcé la conviction de Sir George selon laquelle les hommes dragons occupaient une position particulière dans le vaisseau, quelque part entre mufles verruqueux et membres à part entière de l’équipage. À la différence des premiers, les hommes dragons n’avaient encore jamais proféré le premier son en présence des hommes. Évidemment, les Anglais voyaient beaucoup moins les hommes dragons que les mufles verruqueux, car, contrairement à ces derniers, les hommes dragons n’avaient plus jamais pénétré dans la section humaine du vaisseau après la fin du « traitement » et la première réunion du Conseil du baron. Peut-être était-ce partiellement la raison de la fascination qu’ils exerçaient sur lui – le fait que la promiscuité n’avait pas encore eu l’occasion d’émousser les angles de leur étrangeté.

Néanmoins, s’il les voyait beaucoup moins que les mufles verruqueux, il les apercevait plus fréquemment qu’aucun autre de ses compagnons. L’un d’eux au moins était toujours présent, pareil à une ombre silencieuse aux écailles grises, quand le baron était reçu dans la section du vaisseau réservée à l’équipage pour rendre compte au bouffon/diablotin ou prendre ses ordres, et il avait très vite constaté qu’ils étaient aussi différents que possible des mufles verruqueux.

Ceux-là se déplaçaient d’une étrange démarche de batracien tout à fait adaptée à leur corps puissant et massif. Il n’y avait strictement rien de gracieux en eux, loin s’en fallait, et ils donnaient l’impression d’irradier une sombre et dangereuse violence, comme s’ils étaient effectivement les brutes à demi domestiquées que voyaient en eux les humains. C’étaient les… les instruments de la volonté du bouffon/diablotin, une sorte de prolongement de la tactique de terreur qu’il avait initiée dès le premier jour en assassinant le jeune Denmore.

Mais les hommes dragons, eux, se mouvaient avec une grâce féline en dépit de leur singulière apparence. Sir George les soupçonnait d’être beaucoup plus forts physiquement qu’ils n’en donnaient l’impression, voire plus puissants encore que les mufles verruqueux, bien qu’ils n’affichassent point le même pesant air menaçant. Et, à la différence des mufles verruqueux, dont l’armement, dans les circonstances habituelles, semblait se limiter à leurs matraques, les hommes dragons arboraient une arme à foudre pareille à celle qui avait tué Denmore.

Malgré tout, Sir George était persuadé que les silencieux hommes dragons n’appartenaient pas plus que lui-même à l’équipage. Sans doute leur faisait-on davantage confiance qu’aux Anglais et les traitait-on peut-être un peu mieux, mais ils n’en restaient pas moins des inférieurs. Pas moins des… esclaves.

Le garde qui se tenait à présent derrière l’avorton rendit au baron, de ses magnifiques et étranges yeux argentés parfaitement inhumains, un regard qu’on aurait pu croire interrogateur.

« Comment pourrions-nous “dormir” si longtemps ? s’enquit Sir George en reportant le sien sur le bouffon/diablotin.

— Je n’ai pas dit qu’il s’agissait de sommeil, mais que vous pouviez comparer cela au sommeil », répondit l’avorton.

Comme d’habitude, il était impossible de décider, au seul son de sa voix traduite par l’« interprète », si les questions qu’on lui posait lui inspiraient impatience ou irritation. D’un autre côté, Sir George avait appris qu’en dépit de tous ses autres défauts de caractère – et Dieu savait qu’ils étaient légion ! – l’avorton ne le punirait jamais pour avoir posé des questions. S’il se lassait d’y répondre, il se contentait de les ignorer, voilà tout… contrairement à sa réaction lorsqu’il avait l’impression qu’on le défiait. Sir George était sans doute un homme brave et audacieux, mais le seul souvenir de l’unique fois où il s’était opposé à lui, à propos d’une punition qui lui paraissait un peu trop longue, suffisait à lui donner des sueurs froides. Le mot « punition » prenait un tout autre sens dès que l’étrange créature à trois yeux touchait le pendentif cristallin qui lui pendait au cou et que les os d’un homme se transformaient en fers rouges brasillant sous sa chair.

« J’ai employé le mot “sommeil” parce qu’il ne servirait à rien de chercher à vous expliquer le processus réel, reprit l’avorton. J’aurais pu me servir d’un grand nombre d’autres termes pour essayer de vous faire comprendre les techniques de la stase et les motifs qui nous contraignent à y recourir, mais votre cerveau et votre langage primitif seraient incapables d’appréhender leur signification. La seule chose qui importe, c’est que vos gens et vous, autant que vous puissiez en juger, vous vous endormirez tout simplement et vous réveillerez frais et dispos quand nous aurons atteint notre destination.

— Je vois. » Le bouffon/diablotin ne châtiait sans doute pas les questionneurs, se disait Sir George, mais il était parfaitement capable de leur répondre d’une façon laissant clairement transparaître le dédain profond qu’ils lui inspiraient. Il ne s’était d’ailleurs pas montré plus méprisant cette fois qu’à l’ordinaire. À dire vrai, Sir George en était venu à se demander s’il était conscient d’afficher ce mépris. Ou s’il croyait les hommes trop stupides pour le discerner lorsqu’il en témoignait. Ou si, au demeurant, ces deux hypothèses n’étaient pas tout bonnement superposables.

« Et que se passera-t-il quand nous arriverons à destination ? demanda le baron au bout d’un moment.

— Ne vous inquiétez pas de cela, lui répondit la voix flûtée. Quand ce moment viendra, on vous apprendra tout ce qui sera nécessaire pour vous acquitter de votre fonction.

— Avec tout le respect que je vous dois, commandant, si notre fonction est d’engager le combat avec vos ennemis, plus vous pourrez m’en dire sur ce que nous devrons affronter, mieux cela vaudra. J’ai besoin de ces renseignements pour planifier mes tactiques et entraîner mes hommes à s’y conformer.

— Vous combattrez qui nous vous dirons de combattre et là où nous vous dirons de les combattre, l’instruisit le bouffon/diablotin.

— Je ne sous-entendais pas que nous nous y refuserions, répondit très prudemment Sir George. Mais, si vous gardez en mémoire la question des chevaux et la raison pour laquelle il nous les fallait absolument, il me semble que la conversation que nous avons eue à cet égard devrait vous rappeler pourquoi j’ai besoin d’en apprendre le plus possible. Et pourquoi vous devriez m’autoriser à échafauder mon propre plan de bataille.

— Et pourquoi feriez-vous cela ? Comment les primitifs que vous êtes pourraient-ils saisir les raisons pour lesquelles nous exigeons que vous combattiez, voire préparer mieux que nous cette bataille ?

— Notre compréhension des motifs qui vous poussent à nous envoyer au combat pourrait vous surprendre. » Sir George s’exprimait d’une voix égale et soutenait le triple regard de l’avorton. « En règle générale, il est d’ordinaire avisé d’apprendre au général qui commandera sur le terrain ce qu’on attend exactement de lui, afin qu’il puisse s’y conformer et réagir de manière plus profitable aux fugaces ouvertures qui s’offriront à lui dans le feu de l’action. Mais cette décision vous incombe, bien entendu.

 » Toutefois, quel que soit l’objectif que vous poursuivez, la nature même de l’ennemi, son nombre, son armement, sa manière habituelle de combattre… tous ces éléments doivent être pris en compte par quelqu’un qui connaît les capacités de mes troupes, si vous tenez à ce que nous remportions la victoire en votre nom. Et, comme vous l’avez dit vous-même, votre peuple est trop avancé pour comprendre pleinement ce que peuvent ou ne peuvent pas accomplir mes soldats avec leurs armes et équipements primitifs. D’un autre côté, je suis, moi, parfaitement informé de leurs aptitudes comme de leurs limites.

 » Je n’irai pas jusqu’à prétendre que nous sommes avides ni même contents de combattre pour vous, commandant. Vous ne me croiriez pas, car vous savez comme moi que nous n’avons pas choisi de vous servir, vous et votre guilde. Mais, si je vous dis que nous sommes encore moins pressés de mourir, vous pouvez m’en croire ; et c’est là, à tout le moins, que nos aspirations se rejoignent. Vous voulez que nous combattions pour vous et que nous remportions la victoire ; de notre côté, nous souhaitons rester en vie, et cela implique que nous devions gagner la bataille aussi vite et efficacement que possible. Il me semble donc que, plus complète sera la connaissance que j’aurai de votre ennemi, plus ma latitude à planifier les tactiques à employer contre lui sera grande et mieux nous servirons l’un et l’autre nos objectifs. »

Il s’apprêta à ajouter quelque chose puis referma obstinément la bouche. Il en avait peut-être déjà trop dit, et il serra les dents, appréhendant le douloureux châtiment que le bouffon/diablotin avait déjà infligé à l’un des siens. Pourtant, alors même qu’il attendait la punition, son regard ne vacilla pas une seconde et il continua de fixer l’avorton droit dans les yeux, car ce qu’il venait de dire n’était que le reflet de la plus stricte vérité. La seule idée de laisser à cet être le soin de planifier les tactiques d’une bataille aurait suffi à faire flageoler les jambes d’un homme accompli. La force armée de Sir George, combinaison de cavalerie et d’archers, était sans doute un outil aussi souple que puissant pour guerroyer, mais seulement entre les mains d’un homme qui, connaissant ses points forts et ses faiblesses, avait l’intelligence de ne pas lui infliger une trop forte pression.

Et, quoi qu’il pensât du bouffon/diablotin, de sa guilde et de ses objectifs, Sir George était résolu à ne pas perdre davantage de ses hommes qu’il n’était nécessaire.

« Peut-être y a-t-il quelque vérité dans ce que vous venez de dire, répondit l’avorton au terme d’un long silence éprouvant pour les nerfs. Je me suis toujours montré honnête envers vous, comme vous l’avez été envers moi. Si vous vous battez bien pour ma guilde, vous serez récompensés par une vie plus longue, une bonne santé et de bons traitements. Dans le cas contraire, nous vous détruirons et nous irons chercher ailleurs une autre armée de primitifs qui nous permettra d’arriver à nos fins. Et, comme vous l’avez fait remarquer, nous sommes beaucoup moins ferrés que vous sur les capacités et faiblesses de votre troupe. Mais, si nous vous autorisons à échafauder vos propres tactiques de combat, alors sachez que nous nous attendrons à une victoire totale de votre part. Et que, si vous ne nous l’obtenez pas, il y a de bonnes chances pour que vous soyez congédié et remplacé par un de vos officiers.

— Je comprends, affirma Sir George.

— Tâchez de vous y tenir, déclara le bouffon/diablotin de son impassible voix flûtée. Car, si nous vous jetons au rebut et que nous vous remplaçons, nous n’aurons plus aucune raison de préserver la vie de votre compagne. »

 

Les yeux de Sir George s’ouvrirent brusquement.

Il demeura immobile, le temps de quelques lents et profonds battements de cœur, à fixer le plafond opalescent depuis le large appareil en forme de cercueil dans lequel on l’avait plongé dans sa « stase ».

L’épaisse brume grise qui l’avait rempli quand il s’y était allongé pour la première fois s’était dissipée, remplacée par l’atmosphère normale du vaisseau et son léger, vif et omniprésent éclairage. Il était nu, exactement comme lorsqu’il avait sombré dans le sommeil, et il éprouva une poussée renouvelée de ressentiment. Tous les humains, hommes ou femmes, étaient entrés en « stase » en état de nature. Le Chirurgien avait paru totalement imperméable aux raisons qui auraient pu susciter une telle rancœur, et seuls le souvenir du châtiment que pouvait infliger l’avorton et la certitude qu’il était parfaitement capable de le faire subir à Matilda et Edward avaient empêché Sir George de se révolter contre cette nouvelle humiliation.

Mais il s’en était bel et bien souvenu et, s’agissant de son épouse et de son fils, le courage avec lequel il l’aurait personnellement accueillie s’était effrité. Et dans cette mesure, parce qu’il ne pouvait pas se permettre, en donnant à d’autres l’exemple de la rébellion, de les conduire à un châtiment inéluctable, il avait réussi (lui-même doutait de comprendre un jour comment il s’y était pris) à tenir sa langue et garder son calme.

Malgré sa fureur et sa rancœur, il avait éprouvé une féroce poussée d’orgueil en voyant Matilda se dénuder devant des dizaines d’hommes sans jamais se départir de son royal port de tête. Elle avait en quelque sorte transformé cette humiliation en un exemple de bravoure et de contenance, et il avait ressenti une fierté différente en voyant ses officiers détourner les yeux de sa nudité. Certaines des autres femmes avaient protesté. Quelques-unes avaient pleuré et une au moins avait piqué une crise d’hystérie, jusqu’à ce que le Chirurgien lui projette quelque chose au visage, mais les autres – la grande majorité – avaient pris modèle sur Matilda, tout comme les hommes sur leurs officiers.

Maintenant que la lucidité le ramenait à flot, il se rendait compte qu’il leur faudrait affronter la même épreuve en sens inverse, mais, n’y étant pas encore contraint, il resta un moment allongé, en permettant à ses sens de nouveau en éveil de lui transmettre des informations. L’air était frisquet autour de lui, nettement plus proche des températures fraîches, presque froides, que le bouffon/diablotin préférait à celles que l’on maintenait habituellement dans les quartiers des humains. Il frissonnait légèrement, mais le froid n’était, pas assez mordant pour entamer la sensation de bien-être et de repos qui l’inondait. Comme si cette impression de vigueur et de bonne santé que laissait dans son sillage la vapeur purifiante avait été doublée et redoublée pendant son sommeil. Comme s’il pouvait sauter revêtu de son armure par-dessus les murailles d’une forteresse, ou voler comme les vents de tempête du paradis.

Il inspira profondément, en savourant la sensation de plénitude et de puissance qui envahissait ses poumons, puis se redressa aisément sur son séant dans son « cercueil » (le Chirurgien l’avait appelé un « lit de stase » mais Sir George y voyait toujours un cercueil) et regarda autour de lui.

D’autres hommes se relevaient à leur tour de leur lit de stase. Sir Richard, Sir Anthony, Sir Bryan et Rolf Grayhame se trouvaient tous dans un rayon de trois mètres, mais, alors même que son regard les balayait, son euphorie se dissipa.

Les lits de stase qui flanquaient le sien de part et d’autre étaient encore fermés et remplis de brume grise… et ils contenaient toujours Matilda et Edward.